O. Pavillon: Des Suisses au coeur de la traite négrière

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Titel
Des Suisses au coeur de la traite négrière. De Marseille à l’Île de France, d’Amsterdam aux Guyanes (1770–1840)


Autor(en)
Pavillon, Olivier
Erschienen
Lausanne 2017: Antipodes
Anzahl Seiten
159 S.
Preis
€ 21,00
URL
von
Béatrice Veyrassat, Universität Genf

L’ouvrage d’Olivier Pavillon, préfacé par Olivier Grenouilleau, historien français de l’esclavage, aligne trois études de cas, suivies par une postface de Gilbert Coutaz, directeur des Archives cantonales vaudoises. La première, inédite, est axée sur les rapports coloniaux entre la France et l’Isle de France (Maurice aujourd’hui) et leurs acteurs; les deux autres, déjà publiées dans des revues d’histoire suisses en 2004 et 2013, sont consacrées, l’une, à la société vaudoise d’armement maritime D’Illens, Van Berchem, Roguin & Cie, installée dans le milieu des armateurs protestants à Marseille, l’autre à un négociant et planteur neuchâtelois, Alfred Berthoud, émigré dans la Guyane hollandaise. Le premier texte, «La famille Larguier des Bancels. Des guerres de religion au trafic négrier», consiste en une chronique familiale déroulée sur huit générations, dont le dernier représentant, médecin et professeur à Lausanne – un tableau généalogique facilite les repérages – est celui par qui les papiers rassemblés et conservés par certains de ses ancêtres sont parvenus aux Archives cantonales vaudoises.

Le berceau des Larguier se situe dans les Cévennes protestantes qui vivent dès la fin du XVIIe siècle la répression du culte réformé. Berceau et port d’attache aussi, du moins sentimental, pour toute une lignée de descendants, même quand certains d’entre eux, à partir de la troisième génération, acquièrent une bourgeoisie communale en Suisse romande, sans nécessairement y résider, dans le but d’échapper aux entraves dont étaient victimes les Huguenots en France, encore au XVIIIe siècle. C’est à la quatrième génération que bascule la destinée des Larguier. Est-ce pour éponger les dettes familiales, se demande l’auteur, que certains, rêvant de faire rapidement fortune, s’exilent dans l’Isle de France, colonie française dans l’océan Indien? Il y a, par exemple, François (1731–1790) qui s’embarque en 1770 et «va sillonner les mers vers les comptoirs des Indes, revenir acheter sa pacotille à Nantes ou Lorient et trafiquer les esclaves à Madagascar et au Mozambique» (p. 29). Il y a son frère Pierre-Frédéric (1736–1811), devenu bourgeois de circonstance de Chavannes-près-Renens (VD) pour ouvrir une boutique à Lausanne et qui, après une obscure affaire d’effraction, s’expatrie en 1782, escomptant réaliser de «belles traites de noirs» auprès de son frère. Mais leur situation financière reste précaire, déboires et échecs se multiplient, la faillite menace et le rêve colonial s’évanouit pour devenir le cauchemar des propriétaires d’esclaves après le décret d’abolition (provisoire) de l’esclavage voté à Paris en 1794. Signalons la publication en annexe de l’inventaire après décès de François (1803), qui fournit la liste détaillée des 69 esclaves occupés dans ses plantations, dont 25 enfants. À leur disparition, les deux frères laissent à leurs héritiers sur place ou en Suisse le soin de régler – péniblement – des successions compliquées qui donnent lieu à de bien longs développements par l’auteur.

Au terme de la lecture de cette saga familiale, on s’interrogera sur deux points. Premièrement, Suisses les Larguier des Bancels? Dans leur correspondance, ils apparaissent plus français que suisses – les événements de la Révolution française, l’implication personnelle de l’un des leurs et la guerre franco-anglaise font l’objet de nombreux commentaires (p. 47–55), mais non ce qui se passe alors dans le canton de Vaud, où résident des proches – et même plus «mauriciens» que français, attachés à leur «petit pays» (p. 73). Il est dommage qu’Olivier Pavillon n’ait pas davantage mis en valeur la figure la plus intéressante de cette histoire, Sophie-Adrienne Larguier, et analysé l’évolution de son regard sur la société esclavagiste de l’île. Partie de Genève en 1801 à l’âge de trente ans pour venir en aide à son père Pierre-Frédéric, vieillissant et endetté, elle eut à affronter jusqu’à son retour à Moudon en 1839 les tracas de plusieurs successions familiales, puis, veuve, à gérer seule des plantations sucrières avec leurs «Noirs», à se battre enfin avec sa fille lors de l’ultime abolition de l’esclavage par les Britanniques (1833), les nouveaux propriétaires de Maurice, afin de toucher les indemnités promises par ceux-ci aux propriétaires d’esclaves. Deuxièmement, contrastant avec les minutieux détails documentant ces parcours individuels, les opérations commerciales des principaux protagonistes restent assez floues (faute de sources plus précises?). Étant donné l’importance des investissements requis par le «commerce maritime au long cours» et les expéditions négrières, on se demandera comment procédaient les deux frères, presque toujours «sans secours et sans ressources» (p. 31). Plutôt qu’«armateurs-négociants» (p. 48), ils étaient sans doute de simples commissionnaires, spéculant et trafiquant sur tous types de produits coloniaux pour le compte de négociants français.

La deuxième étude de cas, reprise d’un article paru en 2004 dans la Revue historique vaudoise, «D’Illens, van Berchem, Roguin & Cie. Un Commerce maritime marseillais à capitaux vaudois à la fin du XVIIIe siècle», s’éloigne considérablement du thème suggéré par le titre du livre. La trajectoire de cette société n’est qu’«accessoirement» celle d’une société de traite négrière, écrit Pavillon, «une grande part de son activité consistant en effet à prendre des participations dans des expéditions non négrières montées par d’autres armateurs marseillais» (p. 91), notamment le puissant groupe de Solier, Martin et Salavy, qui n’a jamais armé de navire négrier. Devenus eux-mêmes armateurs, Louis d’Illens, Jacob van Berchem et Daniel-Marc-Augustin Roguin, réunis pour leurs affaires et par des alliances familiales, ne se sont consacrés que brièvement à la traite en organisant quatre armements de 1790 à 1791. Le reste du texte consiste en biographies, notices généalogiques et digressions sur la société cosmopolite et mondaine de Lausanne.

Quant à «Alfred Jacques Henri Berthoud (1802–1887), négociant et planteur au Surinam» – un article publié en 2013 dans la Revue historique neuchâteloise –, s’il n’est pas véritablement «au coeur de la traite négrière» au sens classique du trafic d’esclaves arrachés à l’Afrique noire pour revente aux Amériques, il est cependant à la tête d’une importante main d’oeuvre servile qu’il occupe dans ses nombreuses plantations de café, de sucre et de coton. Autre lieu (Surinam), autre époque (première moitié du XIXe siècle). Alors que le mouvement abolitionniste menace désormais partout les intérêts des planteurs, Berthoud, pressentant la fin de l’esclavage et reparti en Suisse d’où il continue à administrer ses propriétés surinamaises, prend ses dispositions pour réaliser ses biens et «placer [s]es nègres au mieux possible pour eux» (p. 138), c’est-à-dire de les vendre à d’autres colons, contribuant à y maintenir le système esclavagiste – l’esclavage n’y étant aboli qu’en 1863.

L’ouvrage de Pavillon apporte donc une pierre – encore n’est-elle pas totalement nouvelle – à l’édifice qui se construit depuis quelques années d’une «histoire coloniale de la Suisse». Une pierre solidement étayée par de nombreuses sources de première main (correspondances, actes notariés, mémoires, etc.). On regrettera cependant, effet de mode, le titre accrocheur d’un livre où la traite négrière n’occupe qu’une place secondaire et ne représente qu’une étape éphémère dans la trajectoire des individus mis en scène. Pourtant ces trois textes, à l’écriture au reste alerte et plaisante, font apparaître des thématiques plus centrales, comme par exemple les expériences de la cohabitation entre négociants ou colons suisses et esclaves, qui auraient pu conduire à une analyse de leurs regards croisés tenant compte de la diversité des contextes dans l’espace et dans le temps.

Zitierweise:
Béatrice Veyrassat: Olivier Pavillon: Des Suisses au coeur de la traite négrière. De Marseille à l’île de France, d’Amsterdam aux Guyanes (1770–1840), Lausanne: Antipodes, 2017. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 329-331.

Redaktion
Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 329-331.

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